De la loi martiale à la destitution: six mois qui ont tout fait basculer
Un président en exercice déclarant la loi martiale en temps de paix pour neutraliser un Parlement hostile: scène inimaginable il y a peu, devenue réalité en Corée du Sud. Le 3 décembre 2024, Yoon Suk-yeol a justifié ce recours extrême par un prétendu « despotisme législatif » de l’Assemblée nationale. En quelques heures, le pays a basculé dans sa plus grave crise politique depuis la démocratisation de 1987.
Le choc a été immédiat: manifestations spontanées dans plusieurs villes, démissions en chaîne au sommet de l’État, et un appareil judiciaire mobilisé. Le ministère de la Justice a vu partir des hauts responsables, tandis que le ministre de la Défense — cité comme l’inspirateur de la mesure — a présenté ses excuses avant de démissionner. Très vite, la Cour suprême et la Cour constitutionnelle ont ouvert des investigations, rappelant que la Constitution impose des procédures strictes: informer le cabinet, notifier l’Assemblée, et permettre à cette dernière de mettre fin à la loi martiale si elle le juge nécessaire. Selon les juges, ces garde-fous ont été ignorés.
Cette fuite en avant n’est pas née dans le vide. Élu en 2022 avec moins d’un point d’écart, ancien procureur au style tranchant, Yoon a gouverné face à une Assemblée d’opposition et multiplié les veto. Son entourage a été miné par les controverses visant son épouse, Kim Keon-hee, accusée de trafic d’influence — affaire jamais vraiment étouffée, toujours relancée. Sur le plan politique, son camp a durci le ton, criminalisé l’adversaire et préféré l’affrontement à la négociation. Beaucoup y ont vu une « Trumpisation » assumée: polarisation maximale, mise en cause des contre-pouvoirs, et récit de siège permanent.
Quand la loi martiale tombe, le récit officiel parle de défense de l’ordre constitutionnel. Sur le terrain, ça ressemble à un autogolpe — un « auto-coup d’État » — conçu pour reprendre la main sur les institutions. Ce scénario, tristement familier ailleurs, a été stoppé net par la réaction coordonnée des institutions et la fronde au sein même du parti présidentiel. Le People Power Party (PPP) a discuté de l’exclusion de Yoon. Son leader, Han Dong-hoon, a d’abord exigé la tête du ministre de la Défense, puis invité Yoon à quitter la formation. Le verrou politique a cédé.
L’affaire a alors pris un tour judiciaire. En janvier 2025, Yoon est arrêté, une première qui a aggravé l’impression de vide au sommet de l’État. La Cour constitutionnelle a rendu son arrêt le 4 avril: huit juges, unanimement, actent la destitution pour « violation grave du droit », « trahison de la confiance publique ». Une formule sèche, inhabituelle, qui marque. Le précédent le plus proche reste 2017: la destitution de Park Geun-hye avait aussi été validée à l’unanimité (8–0), preuve que, quand la crise est existentielle, les juges parlent d’une seule voix.
Sur le plan institutionnel, la machine a tourné au ralenti pendant des mois. Les démissions nocturnes, la désorganisation du sommet de l’exécutif et l’arrestation du chef de l’État ont créé une paralysie de fait. L’armée, elle, est restée au second plan, prudente, consciente de la sensibilité extrême du moment. Les alliés étrangers ont prôné le respect de l’ordre constitutionnel, évitant d’envenimer la situation. À l’inverse, la propagande nord-coréenne a exploité la scène: Yoon y est décrit comme « chef d’insurrection », la Corée du Sud comme « marionnette fasciste ». Du pain bénit pour Pyongyang, qui guette chaque fissure au Sud pour se renforcer sur la scène régionale.
Le cœur de la crise, au fond, tient à une présidence hypertrophiée face à un Parlement d’opposition. Dans ce type de bras de fer, tout pousse à l’escalade: le veto devient réflexe, les commissions d’enquête s’enchaînent, les procureurs entrent dans l’arène, et la confiance s’évapore. Le 3 décembre, le système a craqué.
Un hyperprésidentialisme à réformer et une élection à hauts risques
La Constitution de 1987 a verrouillé un mandat présidentiel unique de cinq ans. Objectif à l’époque: tourner la page de l’autoritarisme. Quatre décennies plus tard, ce choix crée un « tout ou rien » dangereux. Un président sans majorité parlementaire tente d’imposer son agenda par décrets et veto; l’opposition bloque, enquête et judiciarise. Le résultat, c’est la spirale de l’hostilité. La Corée du Sud a déjà connu la prison pour plusieurs ex-présidents et la destitution de Park. La chute de Yoon confirme le diagnostic: l’hyperprésidentialisme ne cadre plus avec une démocratie ultra-compétitive et fragmentée.
Les juristes plaident pour des garde-fous clairs sur les pouvoirs d’exception: procédure stricte, contrôle parlementaire effectif, transparence immédiate. Les politistes parlent de rééquilibrage: donner plus de poids aux coalitions et au compromis, réduire l’incitation à gouverner « contre » l’autre camp. Côté parquet, l’indépendance doit être protégée de la tentation politique, qu’elle vienne du pouvoir ou de l’opposition. Et dans l’administration, mieux isoler les hauts fonctionnaires des purges après chaque alternance.
Des pistes reviennent sans cesse sur la table:
- Clarifier la chaîne de décision en état d’urgence, y compris l’obligation d’informer le cabinet et l’Assemblée avant toute mesure de force.
- Faciliter les accords transpartisans sur les budgets et les nominations clés, avec des délais et des médiations institutionnelles.
- Renforcer l’autonomie du ministère public et des autorités anticorruption, avec des mandats non renouvelables et des procédures de nomination mixtes.
- Stabiliser la haute fonction publique via des protections statutaires limitant les rotations politiques.
Le prochain chef de l’État héritera d’un agenda explosif. D’abord le choc démographique: en 2023, le taux de fécondité tournait autour de 0,72, le plus bas du monde, avec une population qui vieillit vite. Les dépenses sociales grimpent, l’économie stagne par à-coups, et les jeunes peinent à se loger ou à trouver des emplois stables. Les exportations restent vitales — semi-conducteurs en tête — mais la rivalité États-Unis–Chine complique tout. La marge de manœuvre budgétaire se rétrécit, alors que l’électorat réclame des services publics plus solides.
Sur le plan sécuritaire, Pyongyang teste et menace, observant le Sud en pleine turbulence. La Russie et la Chine redessinent leurs priorités régionales. Séoul doit rassurer Washington et Tokyo, sans perdre son autonomie. Chaque faux pas institutionnel se paie en crédibilité, donc en dissuasion.
La campagne présidentielle, fixée au 3 juin 2025, s’ouvre dans un climat de méfiance généralisée. Le vote portera moins sur des slogans que sur une question simple: qui peut réparer les institutions tout en relançant la machine sociale et économique ? Le futur président devra agir vite, et différemment. Quelques chantiers sont incontournables: sécuriser un pacte minimal de fair-play démocratique entre les partis, relancer la natalité par des politiques lisibles (logement, garde d’enfants, temps de travail), protéger l’indépendance des contre-pouvoirs, et retisser la confiance avec les partenaires étrangers.
La « Trumpisation » n’est pas qu’une histoire de style. C’est un écosystème qui récompense l’outrance, la suspicion, le clash permanent. Tant que les règles du jeu encouragent ce registre, il reviendra. La destitution de Yoon est un arrêt sur image. Le 3 juin dira si le pays choisit une autre bande-son.